Lucie est passée de femme à femme mûre. Il a suffi d’une minute d’inattention. En deux temps trois mouvements, du lys blanc s’est invité dans son blond doré. Des rides ont silencieusement creusé des avants postes, premières tranchées ramifiant ses vallons. Elle a envisagé un instant de se rendre, il s’en est fallu de peu qu’elle capitule, secoue un drapeau blanc et se laisse couler dans une mollesse gélifiée de dessert anglais.
Inconsciente de la bérézina programmée, elle n’avait rien vu venir. Elle a toujours fait moins que son âge. Mais l’âge est un patient coureur de fond. Il a pris son temps et l’a laissée cavaler devant comme un lièvre, mais aujourd’hui il l’a rattrapée et la voilà prise comme un lapin dans la lumière, sans fard. L’heure est grave, Lucie est sur la pente douce qui mène à la vieillesse. Et elle sait que la gravité va accroître la vitesse de sa chute. Pauvre rolling stone.
Mais Lucie n’a pas dit son dernier mot, dans un sursaut de résistance farouche elle a repris les commandes et regroupé ses troupes, fortifié ses derniers bastions. Elle s’est inscrite « à la salle », et court une fois par semaine. « Elle a encore de beaux restes », mais il va falloir veiller au grain, car tout lui rappelle l’imminence du déclin : la presse, les médias, les réseaux, et le regard des hommes qui ne se pose plus aussi souvent sur elle. Auparavant quand elle rentrait dans une salle, les yeux se levaient sur son apparition. Sa beauté aimantée attirait les aiguilles. Mais les pôles semblent inversés. Le charme est rompu. Aujourd’hui ne serait-elle pas en train de disparaitre ? Si sa beauté est un peu fanée, que reste-t-il d’elle ?
Gare, car la prochaine station annoncée est celle « d’un certain âge ». Ce n’est pas, comme son nom l’indique, un âge certain, mais justement tout son contraire, un âge que Lucie qualifierait d’incertain. Un âge flou, entre mûr et blette. Un âge où les femmes disparaissent socialement tacitement dans une magie de passe muraille. Le fameux sortilège « Evanesco » d’Harry Potter. Dans une société qui associe la féminité à la jeunesse, à la beauté et au rôle reproductif, en quoi Lucie serait-elle encore pertinente ou désirable, une fois ses attributs perçus comme dépassés ? D’ailleurs il devient tabou de parler de l’âge de Lucie. On ne lui demande plus ; il ne faudrait pas retourner avec insistance le couteau dans la plaie. On va juste lui laisser faire son petit travail de sape en l’y laissant dedans. Saupoudrez-ça du vilain mot ménopause et son sort est tranché. « On » (ses sœurs, ses amies, la presse…) lui a dit que ce serait l’hécatombe, qu’elle allait grossir d’un coup, que sa peau se plisserait irrémédiablement, sécheresse de crocodile empêchant tout plaisir ou libido. Bref, tout cela est programmé et incontournable. Préparez le caveau : exit Lucie. Circulez, la chrysalide dysfonctionne, elle ne fabrique plus de jolis papillons, seulement des momies.
Dans l’entreprise qui emploie Lucie, les femmes d’âge mûr sont moins valorisées ou promues que les hommes du même âge – eux ont gagné en savoir, estime et considération. Passées cinquante ans, les femmes sont aussi moins embauchées que les hommes. Elles se retrouvent sur le carreau, ça pique et blesse à cœur. Elles sont aussi moins écoutées dans les débats, on leur coupe davantage la parole. Lucie y prête attention maintenant à chaque réunion, et c’est flagrant. Elle bouillonne intérieurement. Un jour c’est sûr, elle ramènera sa fraise. En attendant elle serre les dents. Elle n’a pas envie de faire partie du prochain plan de « restructuration », alors elle ne fait pas de vague, essaye de s’habiller « jeune », teint ses racines avec application et met un point d’honneur à suivre toutes les formations innovantes pour ne pas paraître « has been ». Bref elle se met une pression folle et stresse plus que de raison. Le compteur tourne.
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Au cinéma elle constate aussi que les hommes mûrs n’héritent pas de rôles de grands pères. Ils gagnent plutôt en charisme et deviennent de vieux mafiosos redoutables, des sages vénérables ou des aventuriers sur le retour. Et ça ne choque personne. Ils reviennent à l’attaque parce qu’ils en ont encore sous le coude, eux (d’ailleurs leurs compagnes de scène sont des femmes qui pourraient être leurs filles). À contrario, aux actrices de la génération de Lucie on propose des rôles de mamies dynamiques et rigolotes. Bien sûr cela commence doucement à évoluer. Dans les défilés de mode, Lucie remarque des Silver women (cheveux gris naturels), au cinéma la place belle est faite à des Isabelle Hupper, Fanny Ardant, Juliette Binoche, Catherine Deneuve, qui ont encore et toujours largement à dire, et c’est tant mieux. Dans le monde des affaires ou en politique Lucie voit de plus en plus de femmes mûres puissantes. Elle a lu ce matin que Wikipédia s’enorgueillissait d’annoncer que 20 % des biographies concernent désormais les femmes. C’est mieux, on avance doucement, mais on avance. Pourtant pour Lucie qui est dans la « vraie vie », une madame tout le monde, ça met encore plus de temps à changer. Les stéréotypes ont la peau dure. Il faut croire que dans la rue, face à la lumière crue de la réalité, loin des fards et du luxe, elle est condamnée malgré elle à un glissement vers une inédite transparence, pré mère-grand reléguée très prochainement aux confitures et au tricot.
Mais Lucie ne cuisine pas et déteste le tricot, elle n’a pas non plus de petits enfants et n’est pas pressée d’en avoir, car clairement elle n’en a pas fini de goûter de sa vie de femme. Ses trois enfants sont sortis du nid, elle est célibataire et veut encore vibrer et croquer dans la chair ! Mais surtout elle espère reconstruire une vie de couple durable. C’est son objectif. Sur les sites de rencontre qu’elle consulte, les hommes de son âge sont sans aucun complexe et recherchent des femmes de vingt ans de moins qu’eux, au minimum. Ils ne regardent pas ou plus les femmes de son âge. Ils ont de la brioche, une calvitie, les pectoraux en gant de toilette, mais dans une inconscience de chèvre de monsieur Seguin ou de taureau agité, ils ne doutent de rien, et foncent. Car on ne leur a pas dit à eux qu’ils étaient dépassés, alors ils n’ont pas de notion de date de préemption en tête. Certains des amis de Lucie, un peu plus réfléchis et moins dénués d’une capacité de projection dans le temps, doutent un peu de la bonne idée de convoler avec une jeunette et exposent leur hésitation pour avoir son avis. Mais ils n’écoutent pas longtemps ses conseils. Ils fléchissent vite. Pourquoi ne s’autoriseraient-ils pas un dernier bain de jouvence puisque socialement rien ne s’y oppose ?
Ça n’a rien pour rassurer Lucie qui se voit ainsi boudée par les partenaires potentiels de sa génération. Elle croit pourtant encore qu’il reste des hommes qui ont envie de partager une connexion fondée sur des valeurs profondes et pas juste sur des appâts… Lucie ne rêve plus depuis longtemps du prince charmant, mais elle pense que cela doit se trouver un homme qui a à cœur de partager des références culturelles, des souvenirs générationnels et des étapes de vie similaires. Qui cherche une maturité émotionnelle comparable, des phases de vie accordées en termes d’objectifs, de priorité ou de développement personnel. Un homme un peu « déconstruit » en quête d’une relation d’égal à égal, dans une perspective réaliste de l’existence.
Elle y croit et activement elle le cherche. Elle s’abonne à un site de rencontre, répond consciencieusement à des messages envoyés par des hommes de vingt ans plus âgés qu’elle, puisqu’ils ont mis leur curseur de recherche bien en dessous de leur âge. Dans 10 ans, à 60 ans, que partagera-telle avec un homme qui aura 80 ans ? En fin de compte, au bout de 6 mois elle se désabonne. Lucie n’est pas aigrie, elle n’en veut à personne, elle sait au fond d’elle que les choses finiront par changer, que cela va prendre encore du temps que la société affirme haut et fort que les femmes ne sont pas jetables. C’est peut-être la génération suivante qui bénéficiera de cette prise de conscience. Ses filles, ou les filles de ses filles. Mais pour elle, en ce qui la concerne, elle pense que les dés sont un peu jetés.
Cette nuit, allongée sur son lit les yeux au plafond elle ne dort pas. Elle regarde les étoiles au travers de son Vélux. Il y a peut-être dans le lot une étoile qui a cessé d’exister depuis longtemps, mais sa lumière arrive encore maintenant jusqu’à Lucie. Là-bas, elle n’est plus, mais ici elle est encore… Lucie sourit et repense à son sentiment d’effacement actuel : « si je deviens transparente, c’est aussi parce que j’accepte de croire que je le suis devenue ». Elle décide donc d’arrêter de le croire. Ne pas céder à une énième injonction dans sa vie : être féminine, être jolie, être une bonne maman, et puis maintenant celle d’être bien gentille et de bien vouloir s’effacer. Non, ce serait trop facile de baisser les bras une fois encore. Elle ne veut pas qu’on s’applique à l’éteindre. Au contraire, elle a envie d’être tout l’inverse : diablement vivante, intelligente, effrontée, avide et libre. Quel que soit son âge, elle va continuer à être présente dans les décisions sociales, vibrer, porter la flamme. Pour elle-même en priorité, mais aussi pour ses filles comme un relais. Continuer à prendre place dans la danse, ne pas lâcher !
Lucie se relève, elle n’a plus envie de dormir. Elle sent une énergie puissante monter en elle, immémoriale ? Chamane, guerrière, viking, sorcière, il est minuit, elle s’en fout, elle allume sa chaîne et met la musique à fond. En nuisette, seule au milieu de son salon, elle danse à s’en décrocher les ailes. Ce n’est plus une femme d’un certain âge, elle a tranché, elle choisit d’être d’un âge certain, inconditionnellement elle, sans formatage. Elle se jure que son étoile intérieure sera toujours là, et qu’elle en prendra soin, éternellement.